NATIVEL Didier, Maisons royales, demeures des grands à Madagascar, L'inscription de la réussite sociale dans l'espace urbain de Tananarive au XIXe siècle, Paris, Karthala, 2005, 377 p.
Les connaissances sur l’architecture malgache se basent sur des monographies historiques ou des études d’urbanisme qui remontent pour l’essentiel à la fin de l’époque coloniale ou aux années 70. Il manquait un travail de synthèse et d’actualisation des connaissances au vu des recherches et travaux réalisés depuis par des équipes locales ou internationales d’architectes ou d’urbanistes. C’est le grand mérite de l’auteur que d’avoir ressuscité l’intérêt d’un domaine d’études qui souffre par ailleurs des aléas de la paupérisation de l’île et des violences politiques (destruction criminelle du centre monumental dit du « Palais de la reine » en 1995). Si la question de la patrimonialisation se pose aujourd’hui avec acuité (voir les enquêtes d'urbanisme de chercheurs comme Catherine Fournet-Guerin), c’est bien parce que des pertes irrémédiables se multiplient depuis les années 80 par manque d’entretien et sous l’effet de la bidonvillisation accélérée de l’espace urbain. Comme l’indique l’auteur et comme le rappelle la postface de F. Rajaonah, il y a urgence…
L’approche des conditions politiques, matérielles, techniques et économiques de la production de l’architecture constitue l’ossature du livre. L’objectif de l’auteur est de démontrer la place centrale occupée par l’architecture comme instrument de pouvoir et facteur d’ordre social. Somme toute, cette perception du rôle politique et social de l’architecture est classique.
Mais elle s’applique ici à un Etat et une société dont un des ressorts du dynamisme est justement de s’approprier le rapport à l’étranger. Celui-ci est fournisseur de concepts, de méthodes et de technologies et intervient comme un élément de médiation dans les rapports de pouvoir. Si l’étranger joue un rôle essentiel dans la diffusion et le renouvellement de modèles architecturaux ou de modes comportementales, il se trouve en situation de complémentarité avec les usages locaux. L’apport étranger n’élimine pas les modalités anciennes de la représentation de l’espace, il ne se substitue pas non plus à des formes de la structuration d’un espace politico-économique où, par tradition, l’acte de construction s’inscrit dans une logique de contrôle de l’espace et des hommes. S’engagent plutôt des échanges dialectiques entre usages locaux/apports extérieurs jouant entre autres des rivalités de pouvoir entre souverains et oligarchie. Le débat tradition/modernité ou autochtonie/allogénéité est renouvelé et débouche sur un constat de mixage, de compromis et d’adaptation syncrétiques tout au long du XIXème siècle que l’auteur s’attache à définir avec précision et persévérance. En démêlant l’apport des uns et des autres, la part des constantes et des innovations, l’auteur donne un tableau vivant et convaincant des mutations du pouvoir et de la société de l’Imerina au XIXe s. L’analyse apporte, en outre, des éclairages précis sur ce qui est le paradoxe de l’histoire royale de l’Imerina : le transfert de pouvoir des monarques à une oligarchie de haut bourgeois christianisés dont l’analyse a été renouvelée par F. Raison Jourde. L’auteur aborde aussi bien la dimension anthropologique des systèmes de pouvoir dans la symbolique et la représentation de soi à travers la construction des demeures, leur localisation, leur mise en valeur (leur visibilité et leur lisibilité dans la masse urbaine), ainsi que des questions de fond sur l’économie malgache de l’époque royale ou l’étude des structures sociales de la capitale, du côté des propriétaires comme des artisans.
Les premiers chapitres concernent l’étude des constructions royales d’Andrianampoinimerina et de ses successeurs. Alors que le règne du fondateur de la dynastie est d’imposer son pouvoir par une mise en concordance de ses demeures avec les espaces sacrés et symboliques de l’Imerina (ordre cosmologique de la maison, assignation spatiale des groupes sociaux selon leur rapport de proximité avec le souverain, réplication d’un même modèle de site perché à travers le royaume), ses successeurs optent pour des voies de compromis avec les étrangers. Radama Ier est le plus révolutionnaire et opportuniste, qui choisit sciemment d’introduire les étrangers dans sa logique de pouvoir. Les créations du roi se démarquent par des constructions originales (Maison d’argent à miroirs et décor de fresques) et expérimentales (changement d’échelle des constructions, opérations d’aménagement urbain), mêlant les innovations technologiques (toits en bardeaux, varangues, décor intérieur) au maintien des permanences architecturales.
Ranavalona Ière, plus sélective dans ses rapports avec les Européens, a le soin de l’affirmation de la royauté à travers des structures résidentielles et des palais marqués par le gigantisme et l’emphase. C’est le fameux Manjakamiadana construit par le non moins célèbre Jean Laborde.
La rupture introduite par le christianisme (1869) est une désacralisation de l’espace urbain royal au profit des paroisses et une captation de l’autorité au profit des familles des puissants. Gravitant autour du Premier ministre, époux successif des trois dernières reines, ces familles s’arrogent pouvoir et prestige par des choix architecturaux où le compromis avec l’étranger, désormais intégré, est un instrument de classement et de reclassement social. Les grands du royaume et les officiers du palais (l’administration royale) comme les gouverneurs rapatriés de leur service dans les provinces du royaume rivalisent dans l’interprétation du modèle de la trano sokera ou maison en équerre (en forme de L), importée par les missionnaires. La fièvre des années 1870-1880 donne à Antananarivo, notamment dans la partie appelée la Haute ville, sa configuration actuelle et aux familles aisées un surcroît de réputation.
L’économie domestique qui se développe à partir de cette époque permet à l’auteur de définir l’impact du christianisme au quotidien par la diffusion des modèles d‘habitation d’inspiration missionnaire et des modes comportementales propres à la bourgeoisie d’Antananarivo. Ce transfert au niveau du privé est induit par la composition de l’habitation (salon de réception, chambres, cuisine, communs), sa relation à l’extérieur (orientation, localisation), sa morphologie (varangue, véranda, ouvertures, disposition des pièces). Une nouvelle société, plus intime, repliée sur le cadre familial se manifeste où les maîtresses de maison et les esclaves sont les acteurs indispensables.
Enfin l’auteur aborde l’étude du « marché » de la construction dans les derniers chapitres, révélant l’existence des corps de métier (briquetiers, charpentiers), les modes de construction et le fonctionnement des chantiers. On apprend ainsi que le mot désignant l’architecte tompomarika est le seul terme européen ayant son équivalant en malgache (p. 249). A ce titre, il trace la biographie et l’apport respectif des architectes anglais, français ayant laissé leur nom dans l’histoire malgache. Des plus célèbres aux plus modestes, il est intéressant de savoir que quelques-uns d’entre eux sont des créoles de l’océan Indien, médiateurs de formes et procédés empruntés à l’Inde comme aux îles voisines. Par ailleurs, l’auteur révèle l’existence d’architectes, de constructeurs malgaches auxquels il convient dorénavant de faire une place dans l’histoire de la construction. Enfin, l’auteur distingue dans les années 1880 l’émergence de la propriété privée (et non plus familiale et collective : en annexe, testament de Ravoninahitriniarivo) et sous la pression des Européens, l’amorce d’une économie immobilière spéculative (locations puis confiscations par l’occupant).
Travail d’une réelle densité de contenu, aux nombreuses figures (133 dans le texte) et un carnet de photos N et B et couleurs, accompagné d’une liste des propriétaires en annexe, on sera plus surpris par l’absence au moins d’un index des lieux qui aurait pu être associé, par exemple, à la liste de propriétaires. Plus gênant, le dispositif de référencement utilisé (les notes en bas de pages et les renvois bibliographiques), s’il est appréciable par sa légèreté, semble manquer de cohérence tout au long du texte.
Ce travail appelle de nouvelles recherches et en particulier à une anthropologie historique de l’espace qui se retrouve dans tous les sites perchés de Madagascar ainsi que dans les lieux de contact (ports, anses, lieux de débarquement/embarquement), dans les lieux cérémoniels (plages des bains des reliques royales, maisons et autels reliquaires, places et esplanades royales, arbres sacrés) où les hommes et les hiérarchies sociales sont des marqueurs de l’espace. Il pourrait encourager les archéologues malgaches à des prospections voire de véritables fouilles sur les rova (enceintes royales). Mais comme le rappelle l’auteur, ce sont aujourd’hui des sites sacrés régulièrement fréquentés.
L'ACOI, Association des Chercheurs de l'Océan Indien et la lettre d'informations ARH, Actualités de la Recherche en Histoire, Madagascar- Iles de l'Océan Indien. Des recensions bibliographiques, des témoignages et des informations pour satisfaire votre curiosité.